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La Jaune et la Rouge

Il fut un temps où l'on s'intéressait à la physique amusante. On lui consacrait de petits livres à l'usage des enfants des écoles, dans quoi les grandes personnes aussi trouvaient à l'occasion leurs délices.

Mais, amis lecteurs, vous qui êtes justement des grandes personnes, savez-vous que l'on peut également faire de la métaphysique amusante ? Vous en doutez ? Certes, si l'idée de métaphysique s'associe aussitôt dans votre esprit à celle d'un pave-ton du genre Critique de la raison pure, du regretté Kant, vous peinerez sûrement à y voir quelque chose ressemblant, même de loin, à de l'amusement. Si donc vous ne me croyez pas, allez au Petit Hébertot écouter J. Mougenot dire sa Création du monde : un commentaire sans doute plus qu'enjoué, mais néanmoins fort respectueux, de Genèse 1, 1 à 31. Vous connaissez peut-être déjà J. Mougenot par son Affaire Dussaert, et sa mise en boîte du snobisme de l'art dit contemporain. Vous ne serez pas déçus. Vous y retrouverez le comédien-auteur et sa prestigieuse maîtrise des mots, mais vous y découvrirez que rien ne lui échappe non plus des questions les plus ardues de la métaphysique. À propos d'un domaine aussi subtil que celui de La « création » du temps : Dieu était là avant, Il sera là après... D'ailleurs, « avant », « après », qu'est-ce que ça veut dire ? Pour qu'avant et après aient un sens, il faudrait Tout d'abord que le temps existe, c'est-à-dire Que ça ait commencé, et c'est bien le problème. Vous entendrez aussi des considérations d'une étonnante puissance de pensée sur l'être, sur l'acte créateur, celui qui confère l'être. À cette occasion est évoqué le cas de Harry Potter et, plus généralement, des magiciens : ils ne confèrent pas l'être, ils le changent, par exemple en faisant d'un crapaud une princesse. Ils n'en partent pas moins du crapaud. Au lieu que Dieu, lui, part du rien : Je ne sais pas, vous, mais moi, ça me laisse coi. Non pas qu'il soit crapaud, mais simplement qu'il soit. Même pour un crapaud, « être » est un grand mystère... Pour nous du moins, car, ajoute l'auteur dans sa profonde sagesse, le crapaud, lui, s'en moque. En lisant ces quelques extraits, vous aurez peut-être remarqué qu'il s'agit d'alexandrins. Eh oui ! La Création du monde est entièrement écrite en vers : quelque douze cents alexandrins, mais, c'est l'auteur qui le dit, conçus de telle sorte qu'à l'audition, l'on ne s'en aperçoive qu'à peine. Ils font en effet appel au langage de tous les jours, à son rythme propre, que cette expérience montre d'ailleurs compatible avec le duodécimal, à cela près que, parfois, la césure se promène bien un peu là où la stricte règle ne l'attendrait pas. Mis à part Molière, je ne vois pour ma part pas beaucoup de dramaturges ayant su aussi brillamment triompher de cette gageure. Triomphe à quoi s'ajoutent de divertissantes trouvailles dans l'assemblage des mots. À propos des « déistes » : Déiste, qui s'oppose à l'hypothèse athée (Ne pas confondre avec le service en vermeil Du même nom, mais qui ne s'écrit pas pareil) Et si les plus exigeants ne voient là qu'un calembour facile, qu'ils se rassurent. Ils trouveront de fort séduisantes jongleries grammaticales lorsque est abordé le sujet difficile du Verbe, celui qui, selon saint Jean, était au Commencement. Quand tout cela est, de surcroît, dit par J. Mougenot, Les yeux pétillants d'ironie et de malice, croyez-moi, La soirée vaut le déplacement, même de loin.

Philippe OBLIN
La Jaune et la Rouge, novembre 2007

La Jaune et la Rouge

Il amusant de médire du théâtre contemporain, au motif qu'il le mérite en effet souvent. Il convient pourtant de se souvenir aussi que cette médisance fut de toujours.

Ouvrez n'importe quel recueil de chroniques théâtrales, ou de textes en tenant lieu, rédigés avant ou après J.-C. vous y trouverez toujours des lamentations du genre : jamais on n'aurait vu des choses pareilles du temps de nos pères, et même « de mon temps », pour peu que le teneur de plume, voire de calame ou de stylet soit un tantinet chenu, et incliné à ronchonner. Ce, tout bêtement parce qu'il y aura toujours, sur la scène comme ailleurs, du bon et du mauvais, mais que seule l'excellence laisse des traces durables dans la mémoire collective, et encore pas toujours. Du théâtre comique grec par exemple, nous ne connaissons vraiment qu'une partie de l'œuvre d'Aristophane, alors qu'à chaque concours annuel des Grandes Dionysies athéniennes trois auteurs comiques voyaient leurs textes retenus pour la représentation publique, parmi de plus nombreux candidats, qu'un seul recevait le prix et que cela dura plusieurs siècles ! Cela fait beaucoup de comédies oubliées et à jamais perdues, qui n'étaient sans doute pas toutes mauvaises. Ne maudissons donc pas, comme par esprit de système, tout ce qui se peut écrire pour le théâtre en ce début de XXIe siècle. Dans cette petite chronique, j'avais eu l'occasion de vous dire beaucoup de bien des « Directeurs », de Daniel Besse, ou de « Corot », de Jacques Mougenot, deux auteurs vivants et jeunes, qui ne cherchent pas à « surprendre » — dans un souci de modernité dévastatrice — mais tout simplement à « plaire », et qui y parviennent, chacun à sa manière. De Jacques Mougenot justement, nous pouvions récemment voir jouer, en reprise, une autre pièce, « La Carpe du Duc de Brienne », dans une petite salle tout intime, celle du Théo-théâtre, nichée dans un recoin du XVème arrondissement, au fin fond de la rue Théodore Deck, qui se termine en impasse. Trois garçons, François Mougenot le frère de Jacques, Pascal Ivancic et Stéphane Guillemin — tous élèves de Jean-Laurent Cochet — dissertaient devant nous, sans décor, du bien-fondé de se jeter à l'eau, de la meilleure manière de pêcher l'ablette, de savoir s'il convient alors d'amorcer ou pas, de l'existence du Paradis après la mort, de cent autres sujets qui les faisaient sans cesse oublier leur intention première, celle de mettre fin à leurs jours. Après bien des tergiversations ils se décident tout de même à passer à l'acte : noir, bruit de bulles. Mais ils reparaissent, et reprennent leurs discussions, si passionnées à propos de riens qu'ils en viennent à oublier qu'ils sont morts. Ce qui conduit à d'étranges dialogues. À propos d'urbanisme, l'un d'eux parle du travail d'un « topologue ». _ Non, on dit topographe _Tu crois ? _ J'en suis sûr. Mon beau-frère était topographe _ Pourquoi tu dis « était », il est mort ?. _ Non, mais c'est nous qui sommes morts. Je ne peux pas tout vous raconter, mais seulement constater qu'il n'est d'évidence pas donné à beaucoup d'accéder à une pareille combinaison d'humour et de poésie onirique, tout au long d'un spectacle d'une heure et demi environ, en soutenant l'attention amusée de l'assistance, quasiment sans action dramatique ni autre suspens que l'étrangeté de la situation et l'inattendu dans la succession des répliques. Du grand théâtre? Peut-être pas, au sens où l'on entend d'ordinaire le mot « grand ». Du théâtre infiniment original en tout cas. Presque un genre nouveau, dont la manifestation laisse à coup sûr une trace dans la mémoire, signe-assuré de haute qualité. Quand on joue du Jacques Mougenot, il faut l'aller voir, croyez-moi.

Philippe Oblin (46)
La Jaune et la Rouge, septembre 2002

La Jaune et la Rouge

Jouvet note quelque part qu'il n'y a pas de grand théâtre sans générosité, sans mutuelle affection, ni de grands auteurs sans émoi, sans pudeur, sans tendresse. Mesurés à cette aune. et Jouvet sait de quoi il parle, la pièce Corot est du grand théâtre, et Jacques Mougenot, qui l'a écrite, un grand auteur.

De quoi s'agit-il ? De faire revivre aux spectateurs une succession d'instants de la vie de Corot : de l'apprenti drapier, couvrant de dessins les marges des livres comptables de son patron ; de l'adolescent renonçant à l'amour d'une jeune fille pour apprendre à peindre les ciels et la lumière d'Italie ; du peintre confirmé, tout étonné que Louis-Philippe le fasse décorer de l'ordre royal de la Légion d'honneur, mais bien content de la chose, parce que cela fait tant de plaisir à ses parents âgés, avec qui il vit à Ville-d'Avray ; du peintre exposant au Salon, en pleine révolution de 1848 dont il se fiche tout à fait ; du vieil artiste si attentif aux jeunes peintres désargentés qu'il les comble de conseils gratuits et, qui plus est, n'hésite pas à signer de son nom, à leur insu, certaines de leurs toiles pour qu'elles se vendent. Jean-Laurent Cochet dans le rôle du père de Corot, puis dans celui de Corot lui-même, l'auteur Jacques Mougenot dans le rôle du peintre au temps de ses apprentissages, entourés d'une trentaine de jeunes comédiens enthousiastes et compétents, nous auront fait vivre un grand moment de théâtre – et d'histoire de la peinture aussi. La salle tour à tour se mouche et rit aux éclats, tant le texte sait alterner émotion et cocasserie. La mise en scène de Cochet, pleine de trouvailles, contribue à la fête. On pense par moments aux inventions d'Orion le tueur – les vieux amateurs de théâtre sauront de quoi je parle – quand, par exemple, un orme arrive en marchant pour prendre sa place sur scène et que, quelqu'un voulant en cueillir une feuille, une main sort de l'arbre pour la tendre. On se réjouit encore en écoutant deux amateurs de peinture venus au Salon admirer des Corot. Ils débitent des âneries extatiques devant un tableau, pour s'apercevoir ensuite qu'il ne s'agit pas d'un Corot – Aussi je me disais bien... fait l'un d'eux – puis se précipiter dehors parce qu'ils ont reconnu Flaubert, qu'ils ne veulent pas manquer non plus. Avant de partir, ils donnent pourtant leurs noms au gardien afin qu'il fasse part de leur visite à M. Corot. L'un s'appelle Bouvard, l'autre Pécuchet. Tout est de cette veine, pleine de malice et de culture. J'aurai assisté, hélas, à l'une des dernières représentations. C'est égal, la prochaine fois qu'on jouera du Mougenot, courez-y.

Philippe Oblin
La jaune et la rouge (Journal des Anciens élèves de l’X)
Mars 1997

La Jaune et la Rouge

Dans un tout autre genre, cette fois celui d’une fête de l’esprit, notez l’apparition à l’affiche du Petit Hébertot, de l’Affaire Dussaert, de Jacques Mougenot, dite par lui-même. Une reprise puisque, sur la scène du théâtre de Nesle, il nous aura régalés de cette virulente mais désopilante évocation des divagations de la peinture d’avant-garde et du snobisme qui l’accompagne.

J. Mougenot sait de quoi il parle quand il s’agit de peinture et j’espère bien que vous avez vu son Corot, joué en 1996 et 1997 par la compagnie Jean-Laurent Cochet. Mais dans l’Affaire Dussaert, il aborde une toute autre école de peinture, celle du « mouvement vacuiste », dont le peintre Dussaert fut l’initiateur, hélas peu connu du grand public. Avec une érudition consommée, l’auteur-comédien-conférencier expose en quoi consiste ce mouvement, qui posa la différence, en matière de peinture, entre le vide et le néant, le premier étant réel, le second conceptuel.

Il narre ensuite les extraordinaires répercussions qu’eut, dans le monde de l’art, l’exercice par l’Etat de son droit de préemption lors de la mise en vente par enchères publiques de la dernière œuvre de Dussaert, intitulée « Après tout », œuvre constituant la quintessence même du mouvement vacuiste, puisqu’elle n’existe pas. Un tourbillon d’humour, dit avec un sérieux déconcertant, qu’il ne faut surtout pas manquer !

Philippe Oblin
La Jaune et la Rouge, février 2006

Jouvet note quelque part qu'il n'y a pas de grand théâtre sans générosité, sans mutuelle affection, ni de grands auteurs sans émoi, sans pudeur, sans tendresse. Mesurés à cette aune.

et Jouvet sait de quoi il parle, la pièce Corot est du grand théâtre, et Jacques Mougenot, qui l'a écrite, un grand auteur. De quoi s'agit-il ? De faire revivre aux spectateurs une succession d'instants de la vie de Corot : de l'apprenti drapier, couvrant de dessins les marges des livres comptables de son patron ; de l'adolescent renonçant à l'amour d'une jeune fille pour apprendre à peindre les ciels et la lumière d'Italie ; du peintre confirmé, tout étonné que Louis-Philippe le fasse décorer de l'ordre royal de la Légion d'honneur, mais bien content de la chose, parce que cela fait tant de plaisir à ses parents âgés, avec qui il vit à Ville-d'Avray ; du peintre exposant au Salon, en pleine révolution de 1848 dont il se fiche tout à fait ; du vieil artiste si attentif aux jeunes peintres désargentés qu'il les comble de conseils gratuits et, qui plus est, n'hésite pas à signer de son nom, à leur insu, certaines de leurs toiles pour qu'elles se vendent. Jean-Laurent Cochet dans le rôle du père de Corot, puis dans celui de Corot lui-même, l'auteur Jacques Mougenot dans le rôle du peintre au temps de ses apprentissages, entourés d'une trentaine de jeunes comédiens enthousiastes et compétents, nous auront fait vivre un grand moment de théâtre – et d'histoire de la peinture aussi. La salle tour à tour se mouche et rit aux éclats, tant le texte sait alterner émotion et cocasserie. La mise en scène de Cochet, pleine de trouvailles, contribue à la fête. On pense par moments aux inventions d'Orion le tueur – les vieux amateurs de théâtre sauront de quoi je parle – quand, par exemple, un orme arrive en marchant pour prendre sa place sur scène et que, quelqu'un voulant en cueillir une feuille, une main sort de l'arbre pour la tendre. On se réjouit encore en écoutant deux amateurs de peinture venus au Salon admirer des Corot. Ils débitent des âneries extatiques devant un tableau, pour s'apercevoir ensuite qu'il ne s'agit pas d'un Corot – Aussi je me disais bien... fait l'un d'eux – puis se précipiter dehors parce qu'ils ont reconnu Flaubert, qu'ils ne veulent pas manquer non plus. Avant de partir, ils donnent pourtant leurs noms au gardien afin qu'il fasse part de leur visite à M. Corot. L'un s'appelle Bouvard, l'autre Pécuchet. Tout est de cette veine, pleine de malice et de culture. J'aurai assisté, hélas, à l'une des dernières représentations. C'est égal, la prochaine fois qu'on jouera du Mougenot, courez-y.

Philippe Oblin
La jaune et la rouge (Journal des Anciens élèves de l’X)
Mars 1997