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Le Cas Martin Piche

Théâtre du Fangourin,  à Petite-Ile, LA REUNION.

La Tribune des Tréteaux était là.

Le Cas Martin Piche / Aigle noir Productions

Un problème pénible est parfois source d’une immense joie. Aphorisme, nous objectera-t-on à coup sûr. Que non. Enigme jubilatoire ou plaisir de l’arnaque dont on est l’involontaire cible, voilà ce qui peut, approximativement, car les mots sont de grands menteurs, de façon tâtonnante, insuffisante, sûrement, voilà ce qui permettrait d’approcher la forme de théâtre que mitonne, concocte, en savant concepteur de l’apparence et des jeux de faux-semblants, le comédien-écrivain-metteur en scène Jacques MOUGENOT.

Qu’il fut agréable de nous plonger dans sa conférence sur le « vacuisme » lorsqu’il aborda la mystérieuse et iconoclaste Affaire Dussaert ! Le souvenir demeure : il est de ces spectacles qui restent inoubliables.

En pénétrant dans la salle, nous sommes amenés à découvrir le décor dans lequel évoluera un certain Martin Piche, dont le titre nous affirme sans détour qu’il est un « cas ». Tout semble parfaitement structuré, ordonné : face à nous, des bibliothèques à rangements aléatoires de livres. Parfaite symétrie : classicisme rassurant du cadre. Seule la statue, éclairée par une légère douche de lumière, donne à voir un corps en position acrobatique, contorsion qui fait qu’on se renverse une fois en équilibre sur les coudes et que les pieds viennent se poser sur la tête redressée : exercice de cirque, asana ? Nous pressentons que les choses s’inverseront, se renverseront, mais quoi et avec qui ?

Un large bureau avec un fauteuil confortable, deux chaises de l’autre côté pour recevoir ; puis un angle plus intime, deux fauteuils orange qui invitent à la discussion. Une patère pour accrocher son manteau. Tout semble finalement tellement normal qu’on tente déjà de décrypter les objets, déductions d’apprentis-sorciers, forcément, nous serons bernés. Certes. Mais comment ?

Hervé DEVOLDER, qui est aussi le metteur en scène de la pièce, vient s’installer à ce bureau. Et puis, allant écarter légèrement le rideau noir de la coulisse, il appelle, rappelle, et finit par amener à lui le fameux Martin Piche. Jacques MOUGENOT fait son entrée. Et voici que le « cas » va se définir, se dévoiler, se distiller devant nous.

En apparence, Martin Piche est un « ennuyé ennuyeux » constant, un pro de l’inattention, du décrochage de la pensée hors d’un réel flottant qui l’indiffère, pour l’emmener vers une vacuité intérieure qui est, dit-il et le montre-t-il, son état constant. Il offre au questionnement du psychiatre qui lui fait face, une apathie totale, une sorte d’inertie de l’être, un état qu’il affirme l’entraver depuis trois longues années qu’il a traversées, dans cette forme de « bore-out » comme on dit maintenant, pour parler chic et savant.

Le psy qui lui fait face est, lui, doté de l’inverse, une indéfectible curiosité, un besoin d’exégèse du comportement, un torturé du diagnostic, et tout de suite, il minimise, il a trouvé : neurasthénie. Dont acte : prescription immédiate pour maintenir un fil rouge de la concentration.

Mais le cas est plus complexe : « Je ne sais pas à quoi je pense ». Défile alors la nomenclature des fonctionnements psychiques : aboulie, forme schizoïde névrotique.

Mais Martin Piche s’ennuie à l’idée quasi obsessionnelle d’inspirer de l’ennui. C’est un homme qui souffre et qui se met à pleurer. Le « gentil et attentif médecin » comprend qu’il a affaire à un patient qui dépasse sa compétence, de l’inédit, un cas d’école que même les Américains, n’ont pas su nommer, c’est dire !

Nous allons tenter de ne pas trop dévoiler les subtilités de cette pièce drôlissime et d’une intelligence à décontenancer. Nous nous arrêterons au fait que Martin Piche est scénariste de soap-operas pour la télévision ; après bien des tergiversations, il parvient à nous faire comprendre le pitch de la série  Je ne me souviens plus très bien  : c’est l’histoire d’un réfugié politique islandais homosexuel atteint de la maladie d’Alzheimer.

C’est tout simple : on est propulsé dans l’Absurde, nous dira-t-on. Eh bien, non. Car Martin Piche est un as de la transposition et ce que l’on vient d’énoncer devient aussitôt caduc, par accumulation de détails supplémentaires et ce n’est plus un fil rouge, c’est un écheveau de mots emmêlés avec un désordre rigoureux ou selon une maîtrise consommée de l’art de nous embarquer et de nous mener en bateau.

Le psychiatre tente toujours de cerner ce « cas », avec sa logique purement médicale, c’est-à-dire, en s’appuyant sur des théories, des recherches ; il est le vecteur de la science la plus fuyante qui soit : il recommande de retrouver le cri primal, de tourner en rond dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Et Martin Piche montre une bonne volonté indifférente, comme l’âne de Buridan : pourquoi ceci plutôt que cela ? Et pourquoi pas ? Cela devient tout de suite un symptôme des pathologies maniaco-dépressives, ce fameux état « borderline » dont nous serions finalement tous plus ou moins atteints. Martin Piche ne peut pourtant pas être bipolaire : n’aurait-il pas des tendances autistiques ? Et de tenter un test de concentration tirée du mesmérisme.

Et ainsi se succèdent des rebondissements d’ordre psychique (et non psychologique). Et Jacques MOUGENOT de refonder, avec un art à nous faire douter de nous-mêmes, les ressorts conventionnels de la comédie et du théâtre en général. L’action est dans la constance d’un état proche de la prostration qui met à mal la patience du médecin, et même sa spécialité. Tout s’enchaîne à un rythme rapide mais dosé, maîtrisé ; chaque élément apporté en son temps, au juste temps, comme une épice ajoutée.

Même le dénouement se décompose en péripéties, avant de se clore sur une petite arnaque supplémentaire. Chaque détail, chaque mot, chaque allitération, tout est orchestré avec une infinie finesse.

Que dire de plus ? Qu’une standing ovation a salué cette performance de l’écriture, du jeu complice, et de l’originalité spectaculaire ! On part de presque rien : un homme s’ennuie et consulte un psychiatre sur les conseils de son médecin traitant. Mais cette simple « idée de base » se met en place et dévale une pente psychologique étonnante. On pense aux dérapages enchaînés qui aboutissent à des cataclysmes chez Buster Keaton.

La réputation de Jacques MOUGENOT n’est plus à établir. Paris l’accueille et les salles se remplissent. Dans notre île aussi, il est reconnu et, surtout, attendu. Car nous savons à quel point sa connaissance du théâtre et son regard sur l’humain sont aigus. Et nous aimons à être ainsi associés à une duplicité magistrale dont nous devenons les observateurs sidérés et bernés, mais aussi les complices émerveillés devant une prouesse à laisser pantois.

Un immense merci à vous deux, à ce duo parfait qui donne ses lettres de noblesse à la comédie. Nous sommes absolument acquis à votre exigence du texte, du fond comme de la forme.

Surtout, revenez. Vous êtes déjà attendus ! Et qu’est-ce que dix mille kilomètres quand il s’agit de partager autant de connivence autour de vos spectacles ?

Halima Grimal